Il y a cinq ans, Emmanuel Macron annonçait pour la première fois le confinement de la population, pour tenter d’enrayer l’épidémie de Covid-19. Limitation des déplacements au strict nécessaire, fermeture des lieux non-essentiels… Ces mesures ont mis l’économie à l’arrêt et poussé le gouvernement à mettre la main à la poche, pour soutenir les ménages et les entreprises.
Entre le plan d’urgence mis en place dès mars 2020, le plan de relance annoncé en septembre de la même année, puis le plan de mars 2022 destiné à faire face à la hausse des prix de l’énergie, le « quoi qu’il en coûte » aura coûté 235 milliards d’euros aux finances publiques. Quels ont été les effets de ces dispositifs sur la croissance, l’inflation, l’emploi ? Comment se porte l’économie française cinq ans après cette mise sur pause ? L’économiste Eric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l’OFCE, dresse un panorama plutôt mitigé de la situation. Entretien.
Le 16 mars 2020, la France entrait dans son premier confinement. Cinq ans plus tard, peut-on considérer que l’économie du pays s’est relevée de cette épreuve inédite ?
En réalité, nous avons affronté deux crises successives : la crise sanitaire, mais aussi la crise de l’énergie consécutive à la guerre en Ukraine. Aujourd’hui, il est difficile d’attribuer précisément les effets sur notre économie à l’une de ces deux crises. En revanche, nous pouvons nous comparer à nos voisins européens sur cette période, car ils ont traversé les mêmes épreuves.
La première façon, peut-être la plus évidente, d’observer les effets de la crise sanitaire sur notre économie, c’est d’analyser le PIB et son taux de croissance. Si on compare son niveau au 4ème trimestre de 2024 avec celui d’avant crise, au 4ème trimestre de 2019, sa croissance est de 4 %. Est-ce un bon résultat ? Dans l’absolu, non. Cela fait une croissance inférieure à 1 % par an, autour de 0,8 %. Avant la crise sanitaire, nous étions plutôt à un niveau de croissance autour de 1,2 %.
En considérant que nous aurions pu, sans crise sanitaire, être à ce niveau de croissance pendant les cinq dernières années, on a perdu autour de 2 % de croissance. Quelque part, il y a bien une récession cachée.
Si on compare ce taux de croissance à celui des autres pays européens, est-ce que nous nous en sortons mieux ?
Dans les pays de la zone euro, la croissance cumulée entre le 4ème trimestre de 2019 et le 4ème trimestre de 2024 se situe autour de 4,7 %. La France se situe donc dans la moyenne basse. Ce n’est pas une surprise. Traditionnellement, même en dehors des périodes de crise, la croissance de la France se situe dans la moyenne européenne.
Ce qui est plus surprenant, c’est le renversement de la situation de certains pays dans ce classement, depuis la crise sanitaire. Nous avions l’habitude de considérer les pays du sud de l’Europe comme les mauvais élèves, en comparaison aux pays du nord du continent. Mais aujourd’hui, c’est l’inverse. La croissance cumulée de l’Italie s’établit à 5,2 %, celle de l’Espagne à 7,6 %… L’Allemagne, à l’inverse, connaît un décrochage de son économie, avec une croissance nulle sur cette période.
Sur le plan de la croissance, le bilan de la France est donc très mitigé. Par contre, nous nous en sortons bien mieux que nos voisins en matière d’inflation. Si on observe sa progression sur toute la période de crise, l’indicateur des prix à la consommation a augmenté de 16 %. C’est une hausse importante, mais elle reste inférieure à celle des autres pays de la zone euro, qui est en moyenne autour de +21,5 %. L’Allemagne est à +24 %, l’Italie et l’Espagne sont entre +18 et +19 %… Nous nous en sommes même mieux sortis que nos voisins extra-européens : les Etats-Unis et le Royaume-Uni sont à +24 et +26 %.
Quand on pense aux conséquences économiques de la pandémie, on pense aussi au fameux « quoi qu’il en coûte », aux plans d’urgence et de relance… Cinq ans après ces mesures exceptionnelles, seules l’Italie et la Grèce connaissent un poids de la dette supérieur au nôtre. Avec quelques années de recul, est-ce qu’on peut dire que la France a fait le bon choix ?
Il fallait bien que quelqu’un paye la facture de la baisse de productivité provoquée par la pandémie. Soit les entreprises, soit les ménages, soit l’Etat. En France, ce sont les finances publiques qui ont amorti le choc, au travers du « quoi qu’il en coûte ». Concernant les effets de ce choix politique, cela dépend des indicateurs qu’on observe. D’un côté, grâce aux aides aux entreprises et à l’embauche des apprentis, la France a créé plus d’emplois que la moyenne européenne, et ce malgré une croissance assez faible.
Mais du côté des ménages, les aides distribuées aux Français n’ont pas été consommées. Elles ont été largement épargnées. Traditionnellement, en France, l’épargne des ménages se situe autour de 250 milliards d’euros. Mais aujourd’hui à cette somme s’ajoute une sur-épargne de 297 milliards d’euros. C’est colossal. Dans les autres pays, on a observé le même phénomène pendant les confinements, c’était prévisible. Mais en France, la consommation est moins repartie qu’ailleurs. Est-ce parce que les ménages restent prudents, en raison du contexte incertain ? Difficile à dire. Quoi qu’il en soit, cette sur-épargne n’est pas de nature à résorber le déficit. La relance keynésienne, par le biais des investissements publics, ne fonctionne que si les ménages consomment.
Au niveau des entreprises, vous dites que le « quoi qu’il en coûte » a permis de soutenir l’emploi, mais il entraîne aussi aujourd’hui un nombre record de faillites. En 2024, plus de 66 000 entreprises ont mis la clé sous la porte. Est-ce un contrecoup violent de la pandémie ?
C’est un contrecoup, certes, mais il n’est pas violent. Les faillites d’entreprises devraient d’ailleurs se poursuivre à ce niveau dans les années à venir. Pendant la crise sanitaire, on a sauvé un grand nombre d’entreprises avec des prêts garantis par l’Etat, pour un montant de 150 milliards d’euros, qui n’ont pas été ciblés sur certains secteurs. Dans une année normale, on enregistre environ 55 000 défaillances d’entreprises, un chiffre qui est descendu à 28 000 pendant le Covid.
Pendant ces quatre années, ces mesures de soutien ont maintenu en vie des « entreprises zombies », au nombre de 165 000 à la sortie de la pandémie selon mes calculs. Maintenant que nous entrons dans une période de retour à la normale, avec le remboursement des prêts garantis par l’Etat, il faut que l’économie absorbe ces « entreprises zombies ». Toujours d’après mes calculs, il en reste aujourd’hui 123 000, ce qui laisse penser que le nombre de défaillances d’entreprises va rester élevé.
Cinq ans plus tard, la situation économique dans laquelle nous a plongés le Covid fait aussi écho à l’actualité. Dans un entretien au Sunday Times, ce dimanche, le vice-président de la Banque centrale européenne a estimé que l’environnement économique mondial actuel, depuis l’élection de Donald Trump, était plus « incertain » que pendant la pandémie. Est-ce un constat que vous partagez ?
Bien sûr. Nous sommes aujourd’hui dans une incertitude bien plus importante. Le confinement, c’était une situation extraordinaire, exceptionnelle, mais on avait quand même l’impression d’avoir la main. Ce sont les Etats qui ont pris la décision de confiner, de mener une politique d’aides aux entreprises et aux ménages… Tous les pays étaient dans cette situation, qui n’était que provisoire. Finalement, c’était plus un saut dans l’inconnu qu’une période d’incertitudes.
Aujourd’hui, la situation ne dépend pas seulement de nous, mais aussi d’un président américain qui n’est pas clair sur ses ambitions. Nous sommes entrés dans un moment de guerre commerciale. Sur la question des droits de douane, on se demande jusqu’où les Etats-Unis vont aller et jusqu’où l’Union européenne va répliquer. En France, à ce niveau d’incertitude globale s’ajoute une incertitude politique. Sans véritable majorité à l’Assemblée nationale, on sait que nous allons devoir faire des efforts budgétaires, mais on ne sait pas comment. Toutes ces incertitudes cumulées conduisent l’INSEE à évaluer le moral actuel des ménages à un niveau en dessous de celui observé pendant le confinement.
Au quelque part, la pandémie nous a préparé à ce contexte, nous avons changé de philosophie. Si on caricature, avant le Covid, nous étions persuadés en Europe que le but de l’économie était d’avoir les prix les plus bas pour donner au consommateur le pouvoir d’achat le plus élevé possible. Quitte à délocaliser notre production en Asie, ou à se mettre dans les bras de Poutine en allant chercher l’énergie la moins chère. Désormais, on parle bien plus de souveraineté et de relocalisation. Nous sommes sortis du modèle low cost, pour payer les biens au juste prix.