Le gouvernement annonce plancher sur une nouvelle loi Egalim, pour renforcer les dispositifs de protection de la rémunération des agriculteurs. En parallèle, la France plaide pour une extension de ce mécanisme à l’échelle européenne. « Nous agissons pour mettre en place un dispositif Egalim au niveau de l’Union européenne », a indiqué le Premier ministre Gabriel Attal ce mercredi 21 février, lors d’une conférence de presse consacrée à la grogne du monde paysan, à trois jours de l’inauguration du Salon de l’Agriculture. « Ce chantier a été ouvert par la Commission européenne, il doit permettre de lutter contre les pratiques abusives et de régler la question des centrales d’achat européennes que certains utilisent pour contourner la loi française », a expliqué le chef du gouvernement.
L’idée d’un « Egalim européen », avait déjà été évoquée par Emmanuel Macron au début du mois, rencontrant un certain engouement du côté de Bruxelles. « Nous sommes un continent de 450 millions d’habitants qui doit être de plus en plus régit par des règles harmonisées », avait notamment commenté Thierry Breton, le commissaire européen au Marché intérieur, sur RMC le 5 février. Cet ancien ministre de l’Economie s’était dit « totalement » favorable à cette transposition des dispositifs français. « Je vais, de là où je suis, me battre pour aller dans cette direction », avait-il assuré après quinze jours d’une mobilisation inédite des agriculteurs européens.
Egalim, un dispositif franco-français
Les lois Egalim, votées en 2017 et 2021, encadrent les négociations commerciales qui opposent chaque année en France les industriels de l’agroalimentaire et la grande distribution. Ce bras de fer a longtemps entraîné des conséquences néfastes sur les producteurs, qui ont vu, année après année, le prix des matières premières agricoles négocié au rabais. Le législateur a donc mis en place une série de garde-fous, notamment sur les coûts de revient et les promotions pratiquées par les supermarchés, visant à protéger la rémunération des exploitants.
« La législation française soulève l’intérêt d’autres pays européens, c’est une idée qui fait son chemin », assure la sénatrice centriste Anne-Catherine Loisier, rapporteure sur les lois « Egalim ». « La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) nous a indiqué avoir été contactée par des administrations étrangères très intéressées par le fonctionnement des lois. L’Espagne, notamment, regarde de près ce que nous avons fait », indique encore l’élue. Elle estime toutefois que « calquer » le mécanisme français sur d’autres pays semble difficilement imaginable, en raison des spécificités agricoles propres à chaque Etat membre.
« La transposition des règles de protection des coûts de production qui figurent dans les lois Egalim paraît impossible au niveau européen, tant ce critère ne veut pas dire grand-chose pour de nombreux pays, notamment en Europe du Nord. En revanche, une réforme du fonctionnement des centrales d’achat offre une possibilité », estime Jean-Christophe Bureau professeur d’économie à AgroParisTech. « L’idée est pertinente, mais est-elle techniquement faisable ? Je ne sais pas », confie pour sa part l’économiste Claire Chambolle, directrice de recherche à l’INRAE.
Le rôle joué par les centrales d’achat
Le rôle joué par ces centrales d’achat basées à l’étranger a été particulièrement mis en avant avec la grogne paysanne des dernières semaines. Les agriculteurs reprochent à la grande distribution de contourner la loi via ces structures, qui rassemblent plusieurs distributeurs. Elles effectuent l’achat des produits en gros, ce qui permet aux membres de la centrale de réaliser des économies d’échelle. Généralement, les contrats d’achat sont négociés selon les modalités du droit en vigueur dans le pays d’implantation, qui ne reprend pas nécessairement les obligations posées par les textes Egalim. En clair : le prix d’achat de produits français, destinés à être vendus sur le marché français, peut-être négocié selon des règles espagnoles, portugaises ou néerlandaises.
Auditionné au Sénat le 31 janvier, Arnaud Rousseau, le président de la FNSEA, principal syndicat agricole, a alerté sur les écarts qui existent d’une législation à l’autre, et dont profitent ainsi certaines enseignes au détriment des producteurs et des industriels. « Nous avons une inquiétude car un certain nombre d’acteurs de la grande distribution se sont adaptés à la loi et sont en train de négocier dans le cadre européen. On a besoin de l’évolution du cadre européen et national. L’esprit, c’est que des produits alimentaires ne puissent pas être négociés dans le cadre européen et arriver en France en détournant le cadre de la loi. »
De leur côté, les représentants de la grande distribution défendent le système des centrales d’achat comme un levier qui leur permet de peser face aux grandes multinationales de l’agroalimentaire. En bout de chaîne, le regroupement bénéficie au portefeuille du consommateur. « Nous ne cherchons pas à détourner mais à peser face à certains très gros industriels face auxquels on ne peut plus peser en France. Je parle des très gros », a ainsi expliqué Dominique Schelcher, le directeur général de Système U, sur RMC. Même son de cloche dans la bouche de Michel-Édouard Leclerc, président du comité stratégique des centres E. Leclerc, qui s’exprimait au micro de France Inter : « Nous ne négocions qu’avec des multinationales qui font au minimum 350 millions de chiffres d’affaires en dehors de la France, et qui n’ont pas leurs sièges en France ».
« En vérité, les négociations avec les géants de l’agroalimentaire sont la face émergée de l’iceberg. D’autres fournisseurs, et pas nécessairement Coca-Cola ou Unilever, sont redirigés vers ces centrales d’achat. La bascule est de plus en plus fréquente », soutient Anne-Catherine Loisier.
Clarifier un flou juridique
Les pratiques de la grande distribution sont dans le collimateur de l’administration depuis plusieurs années déjà. En juillet 2019, Bercy réclame une amende record de 117,3 millions d’euros à l’une des entités du distributeur Leclerc, cofondateur de la centrale d’achat belge Eurelec Trading. Le leader de la grande distribution en France se voit reprocher d’avoir contraint, entre 2016 et 2018, ses fournisseurs à accepter des baisses de prix en s’appuyant sur le droit belge. Mais le 22 décembre 2022, un arrêté de la Cour de Justice européenne (CJUE) considère que les juridictions françaises sont allées au-delà de leurs prérogatives en voulant imposer une amende à une société installée dans un autre pays.
« Globalement, l’arrêté concerne des questions de procédure, mais il ne dit pas que le juge français n’a pas le droit d’intervenir pour faire respecter le droit français », souligne Anne-Catherine Loisier. « Ce qui prouve bien qu’il y a un véritable débat juridique sur ce point. L’objectif n’est certainement pas d’interdire les centrales d’achat, mais il y a des clarifications à apporter sur le droit qu’elles peuvent ou non appliquer ».
Adoptée en mars 2023, la loi Descrozaille, du nom du député Renaissance Frédéric Descrozaille, parfois appelée « Egalim III », s’attaque à ce système en assujettissant au droit français les négociations qui concernent des produits destinés à être vendus sur le territoire national. Mais là encore, le cadre européen menace son application ; EuroCommerce, association qui représente la grande distribution au niveau européen, s’est tourné vers la Commission européenne pour remettre en cause la loi française. Elle lui reproche d’enfreindre les règles du marché unique sur la libre circulation des biens et des services.
Le carcan de la libre concurrence
Pour Jean-Christophe Bureau, cette situation trahit l’ampleur du chantier que souhaite ouvrir Emmanuel Macron : « L’articulation entre une uniformisation des règles de fonctionnement des centrales d’achat et les règles de concurrence du marché unique, particulièrement prédominantes, s’annonce… compliquée », ironise l’enseignant. Pour autant, des précédents existent. À l’initiative de la France, le règlement Omnibus de décembre 2017 a introduit plusieurs dérogations aux règles de la concurrence, qui ont permis un rééquilibrage en faveur du pouvoir de négociation des producteurs. « Bruno Le Maire, lorsqu’il était ministre de l’Agriculture, a voulu construire des alliances européennes autour des Appellations d’origine protégées (AOP) », cite également Jean-Christophe Bureau. « Autour de ce label, il y a eu entre la France, l’Espagne et l’Italie une convergence des règles de concurrence ».
Mais au-delà du cadre législatif, l’uniformisation du droit d’achat pourrait aussi se heurter aux pratiques observées ici et là, indépendamment de ce que permet ou non le droit. « En Allemagne, les industriels ont l’habitude de nouer des relations contractuelles de long terme, qui reposent sur des rapports de confiance », observe Jean-Christophe Bureau. « Inversement, on dit des groupes industriels français que s’ils ont l’occasion de faire un coup, ils y vont ! »