« Le retour sur terre ne fait que commencer. Un petit conseil amical, Messieurs les ministres : attachez bien vos ceintures ! ». C’est sur cet avertissement, l’œil malicieux au-dessus de son épaisse moustache blanche, que le sénateur Claude Raynal (PS), président de la commission des finances, a conclu son intervention à la tribune ce jeudi 23 novembre, au premier jour de l’examen du projet de loi de finances (PLF) pour 2024. Un texte qui devrait occuper le Sénat pour les trois prochaines semaines. Ce coup d’envoi a été marqué par les critiques virulentes de droite et de gauche, fustigeant à tour de rôle un budget marqué par « la dérive des dépenses », selon la formule du rapporteur général Jean-François Husson (LR), et promettant d’apporter un sérieux coup de rabot à la copie du gouvernement.
En ouverture de la discussion générale, le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, avait pourtant défendu « une ligne de très grande clarté et de très grande fermeté sur les comptes publics ». Le budget 2024 prévoit 16 milliards d’économies pour un déficit à 4,4 % du PIB, l’exécutif espérant toujours ramener le niveau d’endettement sous la sacro-sainte barre des 3 % d’ici 2027. « Je ne veux laisser aucun doute sur ce sujet : le temps des économies est venu », a martelé Bruno Le Maire. Le locataire de Bercy s’est toutefois défendu de toute austérité. « Elle n’a jamais permis de rétablir les comptes publics, pas de manière constructive. Je crois à la responsabilité et au soutien à la croissance et à l’activité », a-t-il déclaré.
Le ministre a aussi confirmé les propos qu’il a tenus un peu plus tôt dans la journée sur franceinfo, quant à sa volonté d’aligner la durée d’indemnisation des plus de 55 ans sur celle des autres chômeurs. Bruno Le Maire veut « que les entreprises assument toutes leurs responsabilités et arrêtent d’expliquer aux seniors qu’ils coûtent trop cher ». « De manière hypocrite et déguisée, on transforme l’assurance chômage en retraite. Il faut modifier les règles », a-t-il expliqué devant un hémicycle fébrile.
« Vous organisez la démocratie à l’envers et je le regrette »
« Ce PLF doit dégager 16 milliards d’euros d’économie. Mais qui peut sérieusement croire à cette fable quand vous avez d’ores et déjà décidé d’emprunter 295 milliards d’euros l’année prochaine ? », s’est étranglé le communiste Éric Bocquet. Mais la charge la plus sévère sur ce budget est venue sans conteste du rapporteur Jean-François Husson, qui a commencé par épingler la méthode du gouvernement. Pour rappel, le parcours législatif du texte, avant d’atterrir au Palais du Luxembourg, a été marqué par deux recours à l’article 49.3 de la Constitution pour une adoption sans vote à l’Assemblée nationale où le gouvernement est toujours privé de majorité absolue.
« De 59, votre texte est passé à 234 articles après le 49.3. Il a quadruplé de volume. Aucun débat à l’Assemblée, quatre fois plus d’articles, c’est la grande inflation », a taclé Jean-François Husson. « Et ce sont donc 175 articles nouveaux qui arrivent Sénat, qui n’ont jamais fait l’objet d’aucune étude d’impact et pour lesquels nous ne disposons d’aucune évaluation préalable et qui n’ont même pas été discutés en séance publique à l’Assemblée nationale. Vous ne pouvez pas faire n’importe quoi en vous abritant derrière le 49.3. Vous organisez la démocratie à l’envers et je le regrette. »
La majorité sénatoriale veut dégager 5 milliards d’économies supplémentaires
Sur le fond, le sénateur LR a brocardé un manque d’initiatives face à l’envolée des déficits : « Le gouvernement ne parvient plus, ne cherche même plus à faire redescendre les sommets atteints en 2020 », a-t-il déploré. « Nous sommes à 150 milliards d’euros de déficit par an. Le niveau était, avant la crise sanitaire, de 90 milliards d’euros et il nous préoccupait déjà à l’époque. […] Un surcoût de déficit de 400 milliards d’euros en cinq ans, voilà la réalité des chiffres ! »
Le Sénat, dominé par une majorité de droite et du centre, entend amputer les dépenses prévues dans ce PLF de 5 milliards d’euros, à travers, notamment, une réduction du nombre d’opérateurs, un reciblage de l’apprentissage, une réforme de l’aide médicale d’Etat (AME) – déjà défendue dans le projet de loi immigration -, celle de l’audiovisuel public, ou encore une accélération sur l’extinction du bouclier électricité. « Les économies supplémentaires proposées par les sénateurs auront toujours une oreille attentive de ma part », a assuré Bruno Le Maire.
Notons que les centristes, alliés des LR au Sénat, veulent aller plus loin que leurs partenaires de droite sur le plan de la fiscalité, en remettant sur la table l’idée d’une taxation des superprofits. Le sénateur Bernard Delcros a ainsi défendu le principe « d’une plus grande solidarité des plus fortunés ».
« Non, ce PLF ne fait pas face à l’urgence écologique »
« Le groupe socialiste s’opposera à ce budget que nous trouvons inique tant il fait reposer de manière unilatérale les efforts sur les classes moyennes tout en favorisant les plus aisés de notre pays », a annoncé le sénateur Thierry Cozic. Son collègue, Claude Raynal, a tenu à rappeler que la dépense publique « n’était pas un gros mot ». « La France est une économie de marché où la puissance publique assume une redistribution élargie qui permet de fortement resserrer les écarts de revenus entre ménages pauvres et aisés. […] C’est un rapport de 18 ramené à 3 par cette politique générale de redistribution. C’est ce qui tient notre société aujourd’hui », a-t-il défendu. Avant de reconnaître, toutefois, le caractère préoccupant des niveaux atteints par la dette. « On vous a laissé le pays à 3 % de déficit en 2017 », a -t-il rappelé. Cinq ans plus tard, la Commission européenne menace d’ouvrir une procédure de déficit excessif contre la France.
L’engagement financier autour de la transition écologique a également été pointé du doigt par de plusieurs élus. « Non, ce PLF ne fait pas face à l’urgence écologique […] Moins de 7 % des dépenses soutient la transition écologique de notre pays », a regretté la LR Christine Lavarde. Même agacement dans les rangs écologistes, où Thomas Dossus a évoqué « l’insouciance climatique ! » de ce PLF. « C’est un investissement colossal sur la transition écologique qui est permis par le budget 2024. C’est le budget le plus vert de notre histoire », leur a répondu Thomas Cazenave, le ministre délégué chargé des Comptes publics.
« Ne nous faites pas le coup des collectivités territoriales qui seraient responsables du déficit »
En prélude des débats des prochaines semaines, la situation budgétaire des collectivités a été évoquée à plusieurs reprises par les sénateurs. Alors que le Congrès des maires de France se tient actuellement à Paris, la « Chambre des territoires » accorde une vigilance toute particulière à cette question. « Certains nous accusent de faire porter les efforts sur les collectivités. Cessons d’opposer les collectivités et l’Etat. Nous portons ensemble les services publics. Je rappelle que les concours financiers de l’Etat s’élèveront à près de 55 milliards d’euros en 2024. La dotation globale de fonctionnement augmentera à nouveau de 230 millions d’euros », a plaidé le ministre des Comptes publics.
« Ne nous faites pas le coup des collectivités territoriales qui seraient responsables du déficit, je rappelle qu’elles sont quasiment à l’équilibre ! », a averti Jean-François Husson, passablement agacé. « Contraindre les dépenses des collectivités à un rythme inférieur à l’inflation, j’appelle cela de la méfiance », a pointé la socialiste Isabelle Bricquet. « Depuis 2017, le gouvernement n’a cessé de chauffer le chaud et le froid alors qu’elles portent 70 % de l’investissement public en France. Leur rôle est sans cesse sous-estimé, leur gestion remise en question. Les élus locaux ne sont pas responsables de notre dette et des déficits publics. »
La version du budget que proposera le Sénat d’ici la mi-décembre, à l’issue des débats, pourra encore être totalement remaniée par l’exécutif, dans la mesure où le passage du texte en seconde lecture à l’Assemblée nationale ne se fera pas sans une nouvelle salve de 49.3. « Les dés sont pipés », a expliqué le sénateur communiste Pascal Savoldelli en début de discussion, après avoir tenté, en vain, de faire adopter une motion de rejet. « Le mot d’ordre du gouvernement pour ces débats se réduit à cet adage : à l’Assemblée taisez-vous, au Sénat cause toujours ! », a résumé l’écologiste Thomas Dossus.